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‘Les
intellectuels turcs face à l’Europe’, François Skvor
L’Europe, obscur objet de désir pour la Turquie : insaisissable et
fuyant. Mais avant d’en avoir le désir, ne convient-il pas
d’inventer l’Europe? se demandent des intellectuels turcs.
Le soc de la modernité sur la terre anatolienne devait prendre la
forme institutionnelle du triangle : l’armée en pointe épaulée d’une
administration laïque et des intellectuels progressistes. Un soc et
une égide, un écu.
Côté face : le symbole du volontarisme d’Etat, moteur et flèche d’un
développement dont la fin est explicitement européenne, c’est-à-dire
nationale, laïque et positiviste.
Côté pile : le progrès social conçu comme garantie de l’indépendance
nationale contre les empiètements impérialistes occidentaux.
La question du développement en Turquie se pose ainsi, dès les
années 20, dans des termes qui annoncent ceux de la décolonisation
et des rapports Nord-Sud.
Si au fil des coups d’état, les intellectuels ont été expulsés du
triangle moteur, la problématique originelle n’a pas disparu :
transversale à toute la société, elle n’est jamais aussi criante que
lorsqu’il est question d’Europe, véritable point de fuite du débat
politique et intellectuel turc.
Le début des négociations d’adhésion à l’Union Européenne (UE)
espéré pour le printemps 2005 viendrait clore la grande marche
inaugurée par Atatürk, le père de la République. Voire la migration
millénaire des peuples turcs vers l’Ouest : elle revêt donc une
signification symbolique très forte.
« La Turquie vit les 18 mois les plus cruciaux de son histoire. Je
ne peux les comparer qu’à la période des négociations du Traité de
Lausanne en 1923 », écrit Ismet Berkan, directeur de la publication
du quotidien Radikal (15/07/03).
Le coup d’état silencieux
A cette occasion la question impérialiste resurgit. Le rapprochement
des échéances et l’accélération des réformes exigées par Bruxelles
renforcent les présupposés d’une école de pensée selon laquelle la
globalisation, dont l’UE n’est qu’un bras, met en péril
l’indépendance nationale.
Figure de proue de cette mouvance, Erol Manisali, professeur
d’économie à Istanbul et chroniqueur au quotidien Cumhuriyet (La
République), s’illustre en défendant sa théorie du « coup d’état
silencieux », orchestré par l’UE depuis 1995 et la signature de
l’union douanière avec la Turquie.
« Rentrons, Ne rentrons pas ? (dans l’UE) Et ils alimentent des
débats, en essayant de nous faire compter des rhinocéros façon
Ionesco… La signature de l’accord d’union douanière n’est rien
d’autre qu’un acte de colonisation… La reconnaissance du statut de
candidat à la Turquie en 1999 n’est qu’un leurre destiné à mieux
enchaîner notre pays à l’espace européen. »
Le ton est similaire chez Mümtaz Soysal, conseiller du Président
chypriote-turc, chez Attila Ilhan, écrivain et journaliste : il
sonne de manière égale à droite comme à gauche, révélant toute une
frange nationaliste de l’opinion. La théorie du complot n’est jamais
bien loin.
Naturellement amplifiée par les attitudes politiques ambiguës et
dilatoires de Bruxelles. Renforcées par les absences stratégiques
d’une UE qui considère son élargissement moins comme un acte
politique que comme un processus naturel porté par des spectres
identitaires.
« Le jour où la clique de Bush décide d’anéantir le système de
sécurité mondial, la Commission de Bruxelles pense pouvoir consoler
ses plus proches voisins avec les sucreries de la libre circulation
et de la prospérité : une attitude qui en dit long sur la situation
délicate qui est celle de l’UE à l’heure actuelle. Diagnostiquer la
schizophrénie n’est pas très éloigné de la réalité », écrivait Ahmet
Insel, le 23 mars dernier en réaction à la proposition Prodi /
Patten concernant la notion d’un cercle de pays amis de l’Union.
« Rêvant d’un cercle-tampon de pays amis censé la préserver des
barbares, peut-être l’UE se réveillera-t-elle un jour encerclée par
ces autres barbares d’apparence civilisée venus d’extrême Occident.
»
« Bruxelles c’est la prospérité et Washington, la sécurité. »
Professeur à Paris I ainsi qu’à Istanbul / Galatasaray, Ahmet Insel
participe à la revue Birikim et dirige les éditions Iletisim : mise
en question des dogmes de l’économie contemporaine (Mustafa Sönmez,
Korkut Boratav), analyse des nouvelles formes de domination, ce
laboratoire d’une nouvelle gauche allergique aux réflexes
idéologiques constitue une référence intellectuelle en Turquie.
Considérée comme le levier de la démocratisation turque, l’UE
n’échappe pas à leur réflexion.
Ami intime de Yachar Kemal, Oral Calislar, écrivain et chroniqueur
au journal Cumhuriyet, défend des positions convergentes : « Les
dirigeants turcs ne se sont jamais servis de l’écart entre l’UE et
les Etats-Unis que dans le cadre d’étroits calculs politiques à
court terme. Ils n’ont jamais pensé qu’elle pourrait devenir une
différence stratégique. Et c’est pourquoi le processus d’adhésion à
l’UE a toujours été difforme en Turquie : la mentalité qui préside
aux destinées de ce pays n’a jamais su assimiler les valeurs
démocratiques nées en Europe, » écrivait-il en mars dernier.
Une pensée unique de l’Europe molle, sans contours tranchés, sans
image précise de ce qu’implique une adhésion : une schizophrénie
subie selon laquelle « Bruxelles c’est la prospérité et Washington,
la sécurité. » (Ahmet Insel) Consensus d’une opinion turque porté
par les milieux financiers, libéraux rejoints par les islamistes
modérés dont le foyer politique, l’AKP (Parti de la Justice et du
Développement), est actuellement au pouvoir.
La torpeur européenne décrite par Ahmet Insel et le brouillard du
consensus turc sur l’Europe évoqué par Oral calislar ne sont que les
deux faces d’un même constat. Cette pensée unique est tout autant
européenne que turque.
Et le défi turc ne se relèvera que dans le cadre d’une Europe à
construire : stratégiquement, politiquement et socialement.
L’Europe, une chance pour la Turquie : la réciproque n’est pas moins
vraie. L’entrée de la Turquie en Europe doit prendre un autre sens
que celui de l’extension du marché commun. Sous peine de n’être une
chance ni pour la Turquie, condamnée au « coup d’état silencieux »,
ni pour l’Europe vouée à la dilution que lui prédit Washington,
premier supporter de la candidature turque à l’UE.
La question orientaliste
Et cette gauche intellectuelle qui milite pour une forte intégration
de l’UE retrouve finalement la question impérialiste des origines :
mais plutôt que d’en envisager les conséquences sur le mode d’une
lutte pour l’indépendance, elle en déploie les tenants –
l’orientalisme selon Edward Saïd - et les aboutissants – une pensée
unique identitaire et progressiste – sur une échelle européenne.
« La prise de position de Mr Giscard contre l’entrée de la Turquie
pour des raisons identitaires a contraint les pro-européens, dont
les idées vont à l’encontre de cette position culturaliste, à
s’engager en faveur de la Turquie, » déclare Ahmet Insel.
« L’orientalisme est un savoir né de la force », affirme Edward Saïd.
Un savoir, carcan des opinions. « Ce genre de discours - Vous
appartenez au tiers-monde ainsi qu’à l’Islam : votre système n’est
pas parfait mais il est ce que vous pouvez espérer de mieux – n’est
plus celui de nombreux intellectuels mais constitue toujours une
vision du monde dominante.
Or si quelqu’un (L’UE) nous demande de repenser notre démocratie, de
la conformer à des critères généraux, c’est le signe qu’on nous
prend au sérieux, c’est la fin du mépris orientaliste », écrit Murat
Belge, journaliste et essayiste publié chez Iletisim.(4/07/03)
Le projet de cette gauche turque : briser la force du savoir
orientaliste non pas par des luttes d’arrière-garde contre les
forces impérialistes mais en en cassant les ressorts internes, les
discours politiques culturaliste d'un côté et développementaliste de
l'autre. Abattant des mythes de gauche comme de droite, elle fraye
une troisième voie nécessairement européenne entre repli identitaire
et uniformisation globale.
Comme en son temps, Atatürk entre capitalisme et communisme.
François Skvor - Istanbul - 20.2.2004
Source: http://www.cafebabel.com/en/article.asp?T=A&Id=685 |
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