L’Union européenne, la Turquie et l’Islam
Résumé
Officiellement, l’Islam ne joue aucun rôle dans la décision
d’accepter ou non la Turquie en tant qu’État membre de l’Union
européenne (UE). Cependant, beaucoup se demandent si un pays
musulman comme la Turquie a réellement sa place au sein de
l’Union européenne. L’Islam turc est-il compatible avec la
démocratie, les droits de l’Homme et la séparation de l’État et
de la religion ? La question principale qui se pose dans ce
rapport est donc de savoir si le fait que la Turquie soit un
pays à majorité musulmane constitue une entrave à son adhésion à
l’Union européenne.
Le texte suivant est un résumé du rapport intitulé L’Union
européenne, la Turquie et l’Islam, présenté au gouvernement
néerlandais le 21 juin 2004 par le Conseil scientifique
néerlandais pour la politique gouvernementale. Cet organe
consultatif indépendant donne son avis au gouvernement
néerlandais, sur demande ou de sa propre initiative, au sujet
des développements susceptibles d’affecter la société à long
terme (voir également le site www.wrr.nl).
Motif
La question à l’étude dans ce rapport est hautement pertinente,
vu la décision à prendre par l’UE sous la présidence des
Pays-Bas, en décembre prochain. En effet, il faudra alors juger
si la Turquie, État candidat, a suffisamment progressé en ce qui
concerne le respect du critère politique dit de Copenhague pour
qu’il soit possible d’entamer les négociations d’adhésion. Ce
critère stipule une démocratie stable et un État constitutionnel
garantissant l’autorité de la loi, les droits de l’Homme et les
droits des minorités.
La religion en tant que telle ne joue aucun rôle dans ce critère
de Copenhague. Le fait que la majorité de la population turque
soit musulmane n’a donc pas influé officiellement sur la
décision prise en 1999 d’accorder à la Turquie le statut d’État
candidat. Cependant, tout spécialement depuis les attaques
terroristes du 11 septembre 2001, les États membres sont de plus
en plus inquiets au sujet de l’Islam et des musulmans, ce qui a
contribué à accroître les doutes à propos de la compatibilité du
caractère islamique de la Turquie avec les acquis politiques de
l’UE et de ses États membres. Et l’on entend donc de plus en
plus souvent formuler des objections contre l’adhésion de ce
pays, pour des motifs culturels et religieux, jusque dans les
milieux politiques.
Objectif du rapport
À la lumière de ces récentes discussions, le Conseil
scientifique néerlandais pour la politique gouvernementale (ci-après
désigné par les initiales de son nom néerlandais – le WRR),
considère qu’il importe d’étudier séparément la question de la
compatibilité de l’Islam turc avec les valeurs qui constituent
le fondement de l’Union européenne. De la sorte, le WRR espère
contribuer à la formulation d’un jugement bien informé.
Dans son rapport, le WRR ne donne pas son avis au gouvernement
sur le commencement ou non, dès à présent, des négociations
d’adhésion avec la Turquie. La décision qu’il faudra prendre en
décembre devra tenir pleinement compte de tous les aspects de la
question de l’adhésion. Le rapport ne présente pas une
évaluation complète, mais se contente exclusivement de traiter
des relations entre l’Islam turc et l’État constitutionnel
démocratique.
Néanmoins, à la fin de ce rapport, le WRR examine l’incidence
éventuelle de l’adhésion de la Turquie sur les relations entre
le monde musulman et l’Occident, qui se détériorent à l’heure
actuelle.
La religion dans l’Union européenne et ses
États membres
Pour savoir si l’Islam turc constitue un obstacle à l’adhésion
de la Turquie à l’UE, il faut d’abord déterminer la position de
la religion dans l’UE elle-même. Or, la religion ne fait pas
partie des valeurs communes de l’UE. En effet, l’Union s’est
définie elle-même comme un système de valeurs et d’actions basé
sur les principes fondamentaux de liberté et de démocratie,
ainsi que sur la reconnaissance des droits de l’homme, des
libertés fondamentales et de l’autorité de la loi. La liberté de
pensée, de conscience et de religion forme partie intégrante de
ces droits fondamentaux, de même que le respect que l’Union
accorde à la diversité culturelle et religieuse.
Dans la perspective de ses principes et droits fondamentaux,
l’Union n’a pas de raison a priori d’exclure un pays au titre de
sa religion dominante. Toutefois, la séparation de l’Église et
de l’État est une toute autre question. Le postulat selon lequel
ses États membres disposent d’un État constitutionnel qui
reconnaît et garantit à la fois l’autonomie de l’Église et de
l’État, ainsi que la liberté de religion et de conscience, est
sous-jacent aux principes et aux droits politiques et civils de
l’Union. Le principe d’autonomie implique que les communautés
religieuses et l’État ont chacun leurs domaines distincts de
compétence. La liberté de religion et de conscience signifie que
les croyants religieux (y compris les membres des Églises
minoritaires), les athées et les apostats ne se voient imposer
aucune restriction dans l’exercice de leurs droits. Et c’est
précisément dans ce domaine que surgissent les doutes à propos
de l’Islam.
Si l’on considère l’autonomie de l’Église et de l’État, la
situation est extrêmement diverse parmi les États membres de
l’UE. Bien que ces derniers soient tous formellement séculiers
et reconnaissent la liberté de religion, ils ne restent pas
toujours neutres envers les religions ou les dénominations
religieuses. Par exemple, certains ont une Église d’État,
d’autres non. Et même lorsqu’il n’est pas question d’Église
d’État, il se peut que, dans la pratique, une confession soit
privilégiée par rapport à d’autres. D’autre part, reconnaître
une Église d’État n’exclut pas nécessairement l’égalité de
traitement des autres Églises. Chaque État membre a sa propre
histoire, souvent tendue, en matière de relations entre Église,
État, politique et société, ce qui a résulté en des dispositions
spécifiques. Donc, sur la question de la séparation de l’Église
et de l’État, il n’existe pas de modèle européen unique par
rapport auquel on puisse évaluer l’expérience turque. Le mieux
qu’on puisse faire est d’examiner si la Turquie remplit un
certain nombre de conditions minimum.
Caractéristiques de l’Islam turc
La question suivante qui se pose est de savoir si certaines
caractéristiques de l’Islam turc entravent l’adhésion de ce pays
à l’UE. En d’autres termes, est-il question à l’heure actuelle
de développements en Turquie susceptibles d’influencer
négativement l’attitude de l’Islam turc envers les valeurs
essentielles de l’UE ? Ce n’est pas le cas, de l’avis du WRR.
L’État turc est protégé par sa constitution contre toute
influence religieuse. À cet égard, la Turquie pratique la même
séparation rigoureuse de la religion et de l’État que la France.
En effet, c’est la laïcité française qui a servi de modèle à la
République turque pour sa constitution. Cependant, contrairement
à l’État français, l’État turc exerce encore un contrôle et une
influence importante sur la religion.
Ces caractéristiques ont une longue histoire. Au dix-neuvième
siècle, la Turquie connut une période de modernisation calquée
sur celle de l’Europe occidentale. La philosophie française des
Lumières a profondément influencé la pensée constitutionnelle,
également pendant la période ottomane. Suivant de près les États
d’Europe occidentale, la Turquie fonda sa première constitution
et organisa des élections pour le premier parlement ottoman (en
1876). À cette période succéda une phase de nationalisme
fortement teinté de religiosité, qui s’accompagna d’une
importante ingérence de l’État dans le contenu et la propagation
des croyances religieuses, et qui se prolongea jusqu’à la
Première Guerre mondiale. La République turque, fondée en 1923,
marqua le début d’une mise à l’index extrêmement radicale des
influences religieuses sur l’État. Le mouvement kémaliste, qui
doit son nom au fondateur de la République, Mustafa Kemal Pacha
(Atatürk), relégua la religion au domaine privé avec rigueur. Il
proscrivit les symboles religieux de la vie publique, abolit les
organisations religieuses ou les plaça sous le contrôle de
l’État, et interdit les ordres mystiques populaires. Cette
période vit également la substitution du droit séculier aux
derniers éléments du droit islamique, notamment le droit
familial. Le droit pénal islamique avait déjà été aboli au
milieu du dix-neuvième siècle. Après la Seconde Guerre mondiale,
la Turquie introduisit une démocratie multipartite et l’Islam
devint peu à peu un facteur politique de poids, même dans les
programmes des partis non religieux. En outre, à partir des
années 60, des partis politiques, qui se qualifièrent eux-mêmes
explicitement d’islamiques, virent également le jour.
Le WRR considère que l’ascension de l’Islam en tant que
phénomène politiquement significatif doit être placée dans le
contexte de sa marginalisation forcée des décennies précédentes.
Ce déni de l’identité islamique par les classes supérieures de
la société n’a jamais été partagé par l’ensemble de la
population. En même temps, cette ascension fut à la base de
changements socio-économiques importants en Turquie, tels que le
développement d’une importante bourgeoisie dans les zones
rurales et les petites villes, pour laquelle l’Islam fait partie
intégrante de la vie de tous les jours. Jusqu’à nos jours, les
partis islamiques se sont heurtés à une profonde méfiance de la
part de l’establishment au sein et dans l’entourage des
institutions gouvernementales, lequel establishment s’identifie
fortement à la pensée kémaliste. La Cour constitutionnelle comme
les forces armées sont intervenues à plusieurs reprises pour
interdire ces partis. En guise de contrepoids à la gauche
radicale et aux opinions religieuses, l’armée a
institutionnalisé depuis 1982 une forme d’ «Islam d’État » qui
jouit encore de nos jours d’une situation privilégiée. Cette
version de la religion d’État, qui associe un forte tendance au
conservatisme social et au nationalisme à une version modérée de
l’Islam, est propagée par les mosquées et par l’éducation
religieuse obligatoire dans les écoles. Cet Islam d’État,
fortement intégré dans un système d’État séculier et qui reflète
les croyances de la majorité de la population et des organes
politiques conservateurs, a reconnu l’importance que le grand
public attache à l’Islam.
Pour finir, le WRR note que le principe de séparation de la
religion et de l’État a été un facteur déterminant pour les
nouveaux partis politiques islamiques qui se sont créés au cours
de ces dix dernières années. Toutefois, ils y ont attaché des
conséquences diverses. Bien qu’ayant accepté l’État séculier,
ils ont également voulu étendre la liberté de religion et se
sont donc opposés au puissant contrôle exercé par le
gouvernement sur la religion. Et tout en soutenant le système
démocratique actuel, ils se sont battus pour le rendre
accessible aux partis basés sur la religion. Ils considèrent
encore la liberté de conscience et la liberté d’expression comme
les principes fondamentaux de la démocratie et des droits de
l’Homme. Ils n’ont pas contesté le caractère séculier du droit,
pas plus que le principe de l’égalité des droits des hommes et
des femmes.
Bien qu’on puisse considérer l’accent mis sur ces libertés comme
un simple effort pour étendre la portée légitime de ses propres
opinions, le parti gouvernemental actuel, le parti de la Justice
et du Développement (AKP), issu lui-même d’un parti islamique
interdit par le gouvernement, insiste même encore plus sur les
droits de l’homme dans une optique de pluralisme. Ce parti tient
intrinsèquement aux différences de religion, de culture et
d’opinions, et considère la laïcité comme le principe de liberté
permettant l’exercice et l’expression de ces différences.
Conclusion du WRR
Selon le WRR, le fait que la Turquie soit un pays à majorité
musulmane ne constitue pas un obstacle à son adhésion à l’UE.
Cette conclusion se base sur les considérations suivantes.
En premier lieu, le WRR a établi, sur la base des développements
décrits ci-dessus et des caractéristiques actuelles de l’Islam
turc, que le principe de l’État séculier démocratique était
solidement enraciné dans la société turque. De plus, l’évolution
de l’État séculier en Turquie présente de nombreux parallèles
avec l’histoire de l’Europe occidentale, à laquelle elle a été
plus ou moins concomitante. L’existence de l’Islam en Turquie
n’a pas empêché ces développements, mais les a au contraire
encouragés jusqu’à aujourd’hui. Que le processus de
démocratisation consécutif à la Seconde Guerre mondiale se soit
accompagné d’une émergence de l’Islam en tant que force
politique de poids est un phénomène naturel. Lorsque l’on
considère le rôle politique que joue encore de nos jours la
religion dans de nombreux États européens, il n’est pas
surprenant que le mouvement kémaliste n’ait pas réussi à la
supprimer entièrement de l’arène politique et publique.
Quoi qu’il en soit, dans la perspective de l’UE, la question de
l’Islam en Turquie n’est pas tant un problème d’influence de la
religion sur l’État qu’un problème d’influence de l’État sur la
religion. En effet, l’ingérence de l’État dans la religion est
plus marquée en Turquie que dans les États membres de l’Union,
même si certains d’entre eux reconnaissent eux aussi une
religion d’État. Qui plus est, les restrictions
constitutionnelles apportées au processus démocratique pour
protéger le système d’État séculier sont incompatibles avec les
principes de l’UE. Cette observation concerne également le rôle
de l’armée, qui se pose en gardienne de ce système. C’est sur ce
point que le Parlement européen, tout comme la Commission
européenne, aimeraient assister à des changements importants.
Néanmoins, le WRR estime que rien ne porte à croire que l’Islam
turc perdra son caractère modéré, mettant ainsi en danger l’État
séculier démocratique, si les restrictions étatiques sont
assouplies et que l’armée se retire peu à peu de la politique,
comme le préconise l’actuel gouvernement turc. En effet, la
grande majorité de la population ne veut rien avoir à faire avec
l’intégrisme et l’intolérance religieuse, et elle exprime une
préférence pour les partis politiques modérés. Elle soutient le
caractère séculier de l’État et refuse toute introduction de la
loi islamique. De ce fait, l’intégrisme islamique fanatique a
peu d’adeptes en Turquie.
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